Chaque jour la caravane s'enfonçait un peu plus dans cette épaisse toison verte. Elle suivait un grand goulet luxuriant, une piste cernée d'arbres, de silhouettes enlacées dans un ciel bas et cotonneux. Devant moi, Patrice et Vincent montés sur leurs grands chevaux flottaient dans les brumes, dans un jeu de lumières opaques.
Ces instants magiques me faisaient oublier la fatigue et les difficultés quotidiennes du voyage à cheval. Pris par le mouvement de "Ciluella", ma jument, mon corps collait de mieux en mieux avec le décor de la forêt vierge australe. Mes yeux enregistraient toutes ces séquences de clairs-obscurs, ces visions féeriques du monde patagon. Mes émotions avaient quitté le processus de l'homme civilisé. Je ressentais la naissance en moi d'une sensibilité qui m'était restée jusque là inconnue.
De nouveau des vapeurs grises venaient de nous surprendre, elles étaient chargées cette fois de gouttelettes d'eau froide. Je devinais juste la tête de Ciluella et tenais dans ma main gauche la cordelette de Pablo à peine visible. Celui-ci était un beau cheval trapu blanc, pie, auréolé de brun qui portait sur son dos les caisses de bât. Mes mains, engourdies par le froid et l'humidité, ne lâchaient pas la cordelette du cheval saltimbanque.
Un homme qui marche à pied n'a pas la même vision de son environnement qu'un cavalier hissé sur sa monture. De par son rythme, sa force et sa hauteur, le cheval produit un autre équilibre. Allégé de sa pesanteur, le corps du cavalier bénéficie d'une nouvelle relation terre-cosmos. Pour un artiste c'est une fenêtre ouverte sur l'imaginaire.
Ma rencontre avec les équidés fut au départ délicate. Novice en la matière, il m'a fallu plusieurs mois pour commencer à vivre un corps à corps harmonieux avec ma monture. Les derniers mois j'accumulais dans la journée l'énergie du cheval et celle de la terre et elle rejaillissait chaque soir à travers mon pinceau.
Pablo avait dans ses caisses de fortune toute l'alchimie de mon atelier, pinceaux, papiers, toiles, châssis, pigments, liants. 70 kilos de matériel qu'il allait se coltiner sur 3 000 km de pistes, de Cohiaque à Santiago du Chili.
La journée fut longue et difficile,
la forêt de plus en plus étrange, l'atmosphère
ouatée et ruisselante. Le soir, le ciel enfin nettoyé,
nous rejoignîmes le Pacifique pour nous installer dans
une vieille cabane de pêcheurs au bord du fjord Puyauapi.
Je trouvai encore assez de force pour sortir mon matériel
de peinture et filai sur le sable m'offrir ces lumières
rares du crépuscule.
Après quelques minutes de promenade sur les berges, je
ressentis autour de moi cette atmosphère étrange.
Chaque particule de la nature voulait me parler. Sur un petit
monticule je m'installai en tailleur face au Pacifique, sorti
mon matériel, caressant dans un grand mouvement de bras
la rugosité du papier. Immobile, je fermai les yeux, je
retins ma respiration, et l'encre s'écoula sur la feuille
blanche, avec les vagues bousculées par le vent. Dans
leurs élans les mains commencèrent à danser,
complices doigts et pinceaux suivirent la mélodie du paysage.
Aujourd'hui s'amorçait ce rêve
qui m'habitait depuis toujours, partir loin au bout du monde
pour retrouver les origines de la terre. Après des années
d'apprentissage dans la rigueur des bancs d'écoliers,
puis de l'université, quitter la vieille Europe, couper
avec ses influences pour trouver son propre chemin dans l'art
et la peinture.
Je constatais que ces quelques mois de chevauchée remettaient
en cause le contenu d'un savoir inculqué jusque-là.
Bien au delà d'un exploit sportif, ce voyage à cheval m'a offert d'étape en étape la trame d'un parcours initiatique. Durant la traversée difficile de la forêt, la nature m'a contraint à prendre conscience de ma fragilité. La forêt vierge, le Pacifique, les cascades accrochées aux montagnes, les chevaux venaient de me dévoiler une infinité d'informations sensitives, l'intuition me poussait à creuser mon monde intérieur.
Un soir, alors que la pluie se déchaînait sur le campement, je découvris dans notre petite bibliothèque de voyage entre deux poèmes de Pablo Neruda cette pensée amérindienne :
"Les peuples civilisés dépendent beaucoup trop des pages imprimées. Le grand esprit nous a fourni la possibilité à vous, à moi, d'étudier à l'université de la nature, des forêts , des rivières, des montagnes et des animaux dont nous faisons partie."
Par l'épreuve des eaux, de la pierre et du vent, j'étais entré dans la ronde des éléments. Contemplatif, j'avais la sensation d'appartenir à ces feuilles d'alerse, de taipu, ces mousses vertes, ce lichen fluorescent, ces brumes blanches, cet environnement originel : la beauté du monde. Par chance la nature m'avait dominé, travaillé, malaxé, poli, pour défricher une parcelle intérieure et y suspendre un espace de silence. Le silence dont parle Hiyensa :
"Le silence est mystère, l'équilibre absolu du corps de l'esprit et de l'âme... le silence est la pierre angulaire du caractère. Pieds nus sur la terre sacrée".
L'intérêt de cet itinéraire artistique est une production picturale issue de l'engagement total du peintre. Engagement dans l'acte de peindre, mais aussi dans un vécu quotidien poussé parfois aux limites de la survie.
La peinture évolue par des étapes de vie et de mort, elle renaît du chaos, de ses cendres, sédiments d'une nouvelle création. En Patagonie j'ai pratiqué des techniques très gestuelles proches de l'atmosphère humide et végétale, soulignant la densité du mouvement et les lumières rares. Mes peintures à l'encre de Chine expriment à la fois la confrontation et l'harmonie de l'homme face à la nature, l'atmosphère monochrome, la qualité vaporeuse d'un monde originel.
Ma rencontre avec le peuple andin a fait exploser ma palette. La nature s'est peuplée de visages, de couleurs chatoyantes et de symboles. Je découvrais plus tard, par des contacts avec des artisans, l'art du masque utilisé dans les carnavals et dans les rites chamaniques. Je profitais de ces techniques pour matérialiser ces visions énigmatiques surgies dans mes rêves et restées à l'état de croquis dans mon carnet de voyage. Cette errance artistique accentuée par le langage sensitif de la peinture m'a permis d'associer le réel et l'imaginaire, l'expression d'un monde magique propre au continent sud-américain.
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger
Un jour tu passes la frontière
D'où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu'importe et qu'importe hier
Le coeur change avec le chardon
Tout est sans rime ni pardon
Passe ton doigt là sur ta tempe
Touche l'enfance de tes yeux
Mieux vaut laisser basses les lampes
La nuit plus longtemps nous va mieux
C'est le grand jour qui se fait vieux
Les arbres sont beaux en automne
Mais l'enfant qu'est-il devenu
Je me regarde et je m'étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus
Peu a peu tu te fais silence
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance
Et sur le toi-même d'antan
Tomber la poussière du temps
C'est long vieillir au bout du compte
Le sable en fuit entre nos doigts
C'est comme une eau froide qui monte
C'est comme une honte qui croît
Un cuir à crier qu'on corroie
C'est long d'être un homme une chose
C'est long de renoncer à tout
Et sens-tu les métamorphoses
Qui se font au-dedans de nous
Lentement plier nos genoux
O mer amère ô mer profonde
Quelle est l'heure de tes marées
Combien faut-il d'années-secondes
A l'homme pour l'homme abjurer
Pourquoi pourquoi ces simagrées
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger
Louis Aragon
Hookedy-Crookedy
l y a bien longtemps le roi et la reine d'Irlande eurent un fils qu'ils appelèrent Jack. Quand Jack fut devenu un jeune homme, il alla trouver ses parents et leur dit qu'il voulait voyager au loin pour tenter fortune. Tout ce que ses parents purent lui dire ne servit à rien. Ils ne purent pas le retenir. Avec la bénédiction de son père et de sa mère, il entreprit un très long voyage. Il voyagea tellement qu'il arriva plus loin que je ne pourrais vous le dire et deux fois plus loin que vous ne pourriez me le dire.
n
jour qu'il traversait un grand bois, il rencontra un vieillard grisonnant
qui lui demanda : "Jack, où allez-vous ?"
- Je vais chercher fortune, répondit-il.
- C'est bien, dit le vieil homme. Si vous souhaitez rendre service, il
y a un géant qui vit de l'autre côté de ce bois. On
l'appellent le géant des cent collines. Je crois qu'il cherche
un jeune compagnon bon, fort, capable et intelligent comme vous.
- Je vais le trouver de ce pas, dit Jack.
Jack s'enfonça loin dans le bois jusqu'à ce qu'il ait atteint
l'autre extrémité. Il découvrit alors un grand château.
Il monta la colline, frappa à la porte et un grand géant
sortit.
- Bienvenue, Jack, fils du roi d'Irlande ! Où allez-vous et que
voulez-vous ?
- Je cherche à faire fortune, dit Jack. Et à trouver un
emploi honnête. On m'a dit que le géant des cent collines
cherchait un garçon droit et intelligent : je pense être
celui-là.
- Bien, dit le géant. Je suis le géant des cent collines
et j'ai besoin de vous. Chaque jour, je dois aller affronter un autre
géant à l'autre bout du monde. Quand je ne suis pas là,
je veux quelqu'un pour entretenir mon château et surveiller mes
biens. Si vous remplissez cette tâche, si vous êtes fidèle
et si vous faites tout ce que je vous demande, je vous donnerai un sac
d'or à la fin de votre temps de service.
Jack promit qu'il ferait ce que le géant lui demandait. Le géant
lui servit alors un copieux dîner et lui donna une bonne chambre.
Jack dormit bien cette nuit-là. Le géant le réveilla
le lendemain matin avant que la première alouette n'ait grimpé
dans le ciel.
- Jack, mon garçon, je ne dois pas être en retard à
l'autre bout du monde pour combattre le géant des quatre vents.
Il est temps que vous vous mettiez au travail. Vous allez nettoyer ce
château et y remettre de l'ordre. Vous ferez tout ce qu'il y a à
faire. Je vous le confie. Vous pouvez aller partout où vous voulez,
sauf dans les écuries. La porte en est fermée et vous ne
devez l'ouvrir sous aucun prétexte, au péril de votre vie.
Souvenez-vous en.
ack
acquiesça. Le géant descendit aux écuries, puis partit.
Jack se mit alors à l'ouvrage. Il nettoya, rangea, remit tout en
ordre. Le château était très grand mais très
agréable. Ensuite il descendit dans la cour du château et
nettoya toutes les dépendances sauf l'écurie. Quand il eut
terminé, il alla devant l'écurie et la regarda longtemps.
"Je me demande ce qu'il peut y avoir là-dedans et j'aimerais
connaître la raison qui veut que je mette ma vie en péril
si j'y entre ? Je ne vois pourtant pas où serait le mal."
Chacune des portes du château s'ouvrait grâce à un
petit anneau pivotant au milieu de la porte. Jack s'approche de l'étable
et tourne le petit anneau. La porte s'ouvre. Jack découvre à
l'intérieur une jument et un ours. Ils sont apparemment affamés
mais ne mangent pas car devant l'ours, il y a du foin et de la viande
devant la jument.
- Mes pauvres amis, dit Jack, ce n'est pas étonnant si vous ne
mangez pas ! Le géant a fait une gentille bévue en intervertissant
vos aliments.
Il mit le foin devant la jument et la viande devant l'ours. Puis il ressortit
en fermant la porte derrière lui. Mais son doigt resta emprisonné
dans l'anneau. Il tira tant qu'il put mais ne pouvait plus l'en sortir.
Le pauvre Jack était très embarrassé. "Si à
son retour, le géant me trouve coincé ici, je ne sais pas
ce qui risque de se passer !" Il sort son couteau de sa poche, se
coupe le doigt et le laisse là.
uand
le soir, le géant revînt, il demanda à Jack :
- Eh bien, Jack, comment s'est passée cette journée ?
- Ça a été une belle journée, dit Jack, et
elle s'est très bien passée.
- Montrez-moi vos deux mains !
Le géant vit qu'il lui manquait un doigt. Son visage s'obscurcit
sous le coup de la colère.
- Jack ! Ne vous avais-je pas demandé au péril de votre
vie de ne pas entrer dans cette écurie ?
Le pauvre Jack plaida sa cause comme il pouvait. Il dit qu'il n'avait
pas eu l'intention d'y entrer, mais que sa curiosité avait été
la plus forte. Il ne voulait qu'ouvrir la porte pour jeter un coup d'œil
à l'intérieur.
- Tous ceux qui ont ouvert cette porte sont morts, dit le géant.
Et je ne vous épargne que pour une seule raison : autrefois, le
père de votre père a rendu à mon père un grand
service. Je suis un homme qui n'oublie jamais une dette, et pour cette
raison, je vous laisse la vie et vous pardonne. Mais si vous recommencez,
je vous tuerai.
Jack promit bien sûr qu'il ne recommencerait plus. Il prît
son dîner ce soir-là et alla se coucher.
e
géant le réveilla le lendemain matin et lui dit :
- Jack, mon garçon, je ne dois pas être en retard à
l'autre bout du monde pour combattre le géant des quatre vents.
Vous savez ce que vous avez à faire. Nettoyez ce château
et remettez-y de l'ordre. Vous pouvez aller partout où vous voulez,
mais n'ouvrez pas la porte de l'écurie et n'y entrez pas, au péril
de votre vie.
- Je m'occuperai de tout ! dit Jack.
e géant, ce matin-là encore, passa par l'écurie avant de partir. Après son départ, Jack se mit à l'ouvrage, allant d'une pièce à l'autre. Il nettoya, rangea, remit tout en ordre. Puis il sortit dans la cour et nettoya toutes les dépendances sauf l'écurie. Quand il eut terminé, il se planta devant la porte de l'écurie et se dit : "Je me demande ce que font l'ours et la jument et ce qu'a fait le géant quand il est entré pour les voir ? Je donnerais cher pour le savoir. Je vais y jeter un coup d'œil."
l
enfila son doigt dans l'anneau de la porte, l'ouvrit et regarda. La jument
et l'ours avaient leurs aliments inversés comme la veille et aucun
des deux ne mangeait. Jack se dit : "Mes pauvres amis, ce n'est pas
étonnant que vous ne mangiez pas ! Le géant a encore fait
une bêtise en mettant la viande devant la jument et le foin devant
l'ours."
Jack intervertit les aliments et aussitôt la jument et l'ours se
mirent à manger de bon appétit. Jack sortit et referma la
porte. Mais son doigt à nouveau resta coincé dans l'anneau
; il tira tant qu'il put, mais il ne pouvait plus l'en extraire.
- Oh ! Oh ! Oh ! se dit-il. Je suis mort ce soir.
Il sort son couteau de sa poche, se coupe le doigt et le laisse là.
Quand le soir, le géant revînt, il demanda à Jack
:
- Eh bien, Jack, comment s'est passée cette journée ?
- Très bien ! Très bien ! dit Jack en gardant ses mains
derrière son dos.
- Montrez-moi vos mains, Jack, que je voie si elles sont propres.
Jack montra ses mains. Le visage du géant s'obscurcit sous le coup
de la colère.
- Ne vous ai-je pas pardonné hier d'être entré dans
cette écurie ? Ne vous ai-je pas laissé la vie sauve ? N'aviez-vous
pas promis de ne jamais y remettre les pieds ? Et qu'est-ce que je vois
là ? "
Le géant pérora longtemps. Il était en rage. Il finit
par dire : "Puisque le père de votre père a rendu un
si grand service au mien, je suppose que je devrai épargner votre
vie une seconde fois. Mais, Jack, si vous viviez cent ans et si vous les
passiez toutes à mon service, et qu'au bout du compte, vous ouvriez
cette porte pour mettre un seul pied dans mon écurie, alors je
vous garantis que vous seriez un homme mort aussi sûr que vous avez
une tête. Réfléchissez à cela !"
ack
remercia infiniment le géant d'épargner sa vie et promit
que plus jamais il ne lui désobéirait.
Le matin suivant, le géant réveilla Jack, lui dit qu'il
partait combattre le géant à l'autre bout du monde et lui
donna ses directives. Il le mît aussi en garde comme il l'avait
fait les jours précédents. Il alla dans l'écurie
avant de partir. Quand il se fut éloigné, Jack nettoya le
château et toute les dépendances. Quand il eut tout terminé,
il alla devant la porte de l'écurie.
- Je me demande, se dit-il, comment cette pauvre jument et ce pauvre ours
ont été nourris aujourd'hui et ce que le géant des
cent collines a fait ici ce matin ? Je crois que je vais jeter un tout
petit coup d'œil !" et il ouvrit la porte.
Jack regarda à l'intérieur et vit la jument et l'ours qui
bien que servis ne mangeaient ni l'un ni l'autre. Il y avait la viande
devant la jument et le foin devant l'ours, tout comme les jours précédents.
- Mes pauvres amis, ce n'est pas étonnant que vous ne mangiez pas
! Et vous devez être plus qu'affamés." Il avance et
fait les échanges de nourriture, les plaçant comme elles
auraient dû être, le foin devant la jument, la viande devant
l'ours.
Quand il eut fait cela, la jument lui dit :
- Mon pauvre Jack, je suis navrée pour vous. Cette nuit vous allez
sûrement être tué. Et navrée pour nous aussi,
car nous serons aussi sûrement tués que vous.
- Oh ! Oh ! Mais c'est terrible, dit Jack. N'y a-t-il rien que nous puissions
faire ?
- Une seule ! dit la jument.
- Laquelle ? demanda Jack.
- Sellez-moi, harnachez-moi et fuyons très loin avant que le géant
ne revienne.
ack
fit ce que la jument lui avait conseillé. Ils étaient prêts
à s'enfuir.
- Eh ! dit l'ours. Vous vous enfuyez tous les deux en me laissant ici
?
- Non, dit la jument, nous ne ferons pas cela. Jack, prenez les chaînes
et attachez-moi à l'ours.
Jack attacha la jument à l'ours avec les chaînes, puis ils
s'enfuirent tous les trois aussi vite qu'ils le pouvaient.
Très longtemps après, la jument dit : "Jack, retournez-vous
et dites-moi ce que vous voyez !"
Jack regarda derrière lui. "Oh ! Je vois le géant des
cent collines qui arrive comme une tempête. Il va nous rattraper
et nous tuer tous les trois.
- Il nous reste une chance, dit la jument. Regardez dans mon oreille gauche
et dites-moi ce que vous voyez !
Jack regarda dans son oreille gauche et y trouva une châtaigne.
- Jetez-la par-dessus votre épaule gauche !
Jack la jeta par-dessus son épaule gauche, et il sortit de terre
une châtaigneraie longue de dix miles. Ils continuèrent leur
course toute la journée et toute la nuit jusqu'à la mi-journée
suivante.
- Jack, retournez-vous et dites-moi ce que vous voyez ! dit la jument.
Jack regarda derrière lui. "Oh ! Je vois le géant des
cent collines qui se rapproche moissonnant tout sur son passage comme
un ouragan.
- A-t-il quelque chose de particulier ?
- Oui ! Il a plein de buissons sur le sommet de la tête et beaucoup
de volailles sont collées à ses pieds et à ses jambes
comme s'il avait fait provision de bois de chauffage et de viande pour
les années à venir. Je crois que nous sommes perdus, cette
fois.
- Pas encore. Il nous reste une chance, dit la jument. Regardez dans mon
oreille droite et dites-moi ce que vous voyez !
Jack regarda dans l'oreille droite de la jument et y trouva une goutte
d'eau.
- Jetez-la par-dessus votre épaule gauche et regardez ce qui va
se passer !
ack
la jeta par-dessus son épaule gauche et aussitôt un lac de
cent miles de large et de cent miles de profondeur, apparut entre eux
et le géant.
- Maintenant, dit la jument, il ne peut plus nous rattraper qu'en se frayant
un chemin dans le lac en en buvant son eau, et il boira très probablement
jusqu'à s'en faire éclater. Nous serons alors complètement
débarrassés de lui.
ack
remercia Dieu et ils poursuivirent. Ils n'étaient plus très
loin de l'Ecosse. Ils arrivaient à une grande forêt.
- Voici notre cachette, dirent la jument et l'ours.
- Et moi ? demanda Jack.
- Toi, Jack, tu dois continuer et entrer au service du roi d'Ecosse. Son
château n'est plus très loin et je pense que tu y trouveras
facilement un emploi. Mais je dois d'abord te transformer en hookedy-crookedy,
c'est-à-dire en un répugnant petit bonhomme laid et difforme
car le roi d'Ecosse a trois filles d'une grande beauté et il ne
prendra jamais à son service un beau garçon comme toi par
crainte que ses filles n'en tombent amoureuses.
La jument posa alors son naseau sur la poitrine de Jack et souffla son
haleine sur lui et Jack fut transformé en hookedy-crookedy.
- Jack, dit la jument, avant de partir, regarde dans mon oreille gauche
et prend ce que tu y vois.
ack
sortit de l'oreille gauche de la jument un petit capuchon.
- C'est un capuchon magique, Jack. Chaque fois que tu le mettras et que
tu feras un vœu, celui-ci sera exaucé. Et chaque fois que
tu auras un problème que tu ne peux pas résoudre, viens
me trouver et je verrai ce que je peux faire pour t'aider. Maintenant,
bonne route.
Jack dit au revoir à ses amis et s'en alla. A la sortie de la forêt,
il vit un château. Il s'y dirigea et rentra dans la cuisine. Une
servante y nettoyait des couteaux. Il lui dit qu'il cherchait du travail.
Elle lui répondit que le roi d'Ecosse ne voulait pas d'homme à
son service et qu'il devait passer son chemin. Jack insista tellement
en disant que le roi l'emploierait qu'à la fin, la fille lassée
consentit à aller exposer son cas au roi.
Quand elle fut sortie, Jack enfila son capuchon magique et fit le souhait
que couteaux et fourchettes fussent nettoyés. Aussitôt, couteaux
et fourchettes qui formaient un tas de dix mètres de haut se mirent
à briller comme neufs. Bien que le roi ne voulut pas qu'il entre
à son service, quand il vit à quelle vitesse Jack avait
récuré l'énorme tas de couteaux et de fourchettes,
il accepta de le garder. Il fit descendre ses trois filles à la
cuisine afin qu'elles rencontrent Jack, ainsi il pourrait se rendre compte
de l'impression que Jack produirait sur elles. Quand elles eurent vu l'affreux
petit bonhomme, toutes les trois s'évanouirent et durent être
transportées dans leurs chambres.
- C'est parfait, dit le roi, nous te gardons.
ack
obtint un emploi de jardinier.
A cette époque, le roi de l'Est déclara la guerre au roi
d'Ecosse. Il avait une très puissante armée et menaçait
le roi d'Ecosse de l'effacer de la surface du globe. Celui-ci était
très inquiet. Il consulta son Grand Conseiller pour savoir quelle
serait la meilleure solution et son Grand Conseiller lui dit qu'il devrait
marier ses filles à des fils de rois : il obtiendrait de cette
façon de précieux renforts en cas de guerre. Le roi trouva
l'idée excellente.
Il envoya des messagers dans toutes les parties du monde pour répandre
la nouvelle que ses trois filles à la beauté incomparable
étaient à marier. Très peu de temps après,
le fils du roi d'Espagne vînt à la cour et épousa
l'aînée ; le fils du roi de France vînt à la
cour et épousa la seconde et bon nombre de princes vinrent pour
la plus jeune qui était la plus jolie des trois et se nommait Rose
Jaune ; mais aucun ne lui convenait. Le roi la renvoya dans sa chambre
en lui ordonnant de ne plus jamais reparaître devant lui.
Rose Jaune devint très triste et découragée. Elle
passait la majorité de son temps à se promener dans le jardin
dans lequel Hookedy-Crookedy s'occupait des fleurs. Elle prit l'habitude
de venir près de lui pour bavarder. Il ne fallut pas longtemps
au garçon pour qu'il se rende compte que Rose Jaune était
tombée amoureuse de lui et son charme et sa beauté le touchèrent
également.
e
que le Grand Conseiller proposa ensuite au roi fut d'envoyer ses deux
gendres, le Prince d'Espagne et le Prince de France, à la Source
du Bout du Monde pour qu'ils en ramènent des bouteilles de Ioca.
Le Ioca était un baume qui guérissait toutes les blessures
et ramenait les morts à la vie. En les ayant sur le champ de bataille,
le roi pourrait soigner ses blessés et ressusciter ses morts. Le
roi enverrait ses gendres à la Source du Bout du Monde pour qu'ils
lui rapportent les bouteilles de Ioca.
La Rose Jaune raconta tout cela à Hookedy-Crookedy. Quand il y
eut bien réfléchi, il se dit : "Il faut que j'en parle
à la jument et à l'ours."
Il se rendit dans la forêt et ses deux amis furent très heureux
de le revoir. Il leur raconta tout ce qui lui était arrivé
et dit que les deux gendres du roi devaient partir pour la Source du Bout
du Monde le lendemain. Quel conseil pouvait lui donner la jument ?
- Jack, il faut que tu ailles avec eux. Prends un vieux cheval de chasse
dans l'écurie du roi, un vieil animal osseux et efflanqué
qui est au rebut et mets lui une vieille selle de paille. Couvre-toi des
vêtements les plus déguenillés et les plus loqueteux
que tu puisses trouver, et rejoint ces deux hommes sur la route. Dis leur
que tu les accompagnes. Ils auront tellement honte de toi et de ton vieux
cheval qu'ils feront tout pour se débarrasser de vous. Quand vous
arriverez à un croisement, l'un d'eux proposera une halte pour
vous désaltérer ; dans la discussion, ils te diront que
vous devez vous séparer pour que chacun des trois emprunte un chemin
différent afin de se rendre à la Source du Bout du Monde.
Vous aurez rendez-vous à ce même endroit et le premier revenu
avec les bouteilles pleines sera le plus grand des héros. Tu accepteras.
Ils partiront chacun de leur côté mais ils n'iront pas loin.
Ils rempliront leur bouteille à la première source commune
qu'ils trouveront au bord de leur route. Et ils se dépêcheront
de revenir sur le lieu de rendez-vous, puis rentreront au château
du roi d'Ecosse pour lui donner ces bouteilles. Ils prétendront
que ce sont des bouteilles de Ioca qui viennent de la Source du Bout du
Monde. Mais tu seras arrivé avant eux. Tu suivras le chemin, mais
passé le premier tournant, enfile ton capuchon magique et fais
le vœu que tes bouteilles se remplissent de Ioca de la Source du
Bout du Monde. Tu les auras ainsi."
C'est ainsi que la jument expliqua en détails à Jack ce
qu'il avait à faire. Il la remercia, la salua et partit.
e lendemain, les deux gendres du roi partirent en grand équipage pour la Source du Bout du Monde. Ils n'étaient pas encore bien loin du château quand Jack les rattrapa. Il était en guenilles chevauchant sur une selle en paille une vieille haridelle blanche. Il leur dit qu'il les accompagnait. Ils furent choqués de l'apparence de Jack et décidèrent à tout prix de trouver le moyen de se débarrasser de lui. Quand ils atteignirent l'endroit où la route se divisait en trois, ils lui proposèrent de se désaltérer et que chacun parte sur un chemin différent. Le premier revenu serait le plus grand des héros. Tout le monde se mit d'accord et chacun partit sur un chemin différent.
uand
Jack eut dépassé le premier virage, il enfila son capuchon
magique et souhaita que ses deux bouteilles soient remplies de Ioca de
la Source du Bout du Monde. A peine avait-il formulé son souhait
qu'il était réalisé. Il fit donc demi-tour et quand
les deux autres revinrent, ils furent stupéfaits de voir que Jack
était revenu avant eux. Ils lui dirent qu'il n'était pas
allé jusqu'à la Source du Bout du Monde et que ce n'était
pas du Ioca qu'il avait mais de l'eau qu'il avait recueillie au bord du
chemin.
Jack répondit : "Etes-vous sûr que ce n'est pas ce que
vous avez fait vous-mêmes. Essayez donc votre eau. Quand vous verrez
le serviteur, coupez-lui la tête et guérissez-le donc avec
ce que contient vos bouteilles."
ls
refusèrent tous les deux de se prêter à cette expérience
sachant bien que l'eau de leurs fioles ne guérirait rien du tout.
Ils mirent Jack au défi de le faire lui-même.
"Je le ferai le plus tôt possible !" répondit-il.
Quand le domestique arriva avec les fioles de Ioca, Jack dégaina
son épée et lui coupa la tête. Dans la minute qui
suivit, avec seulement deux gouttes de Ioca, la tête du domestique
fut à nouveau sur ses épaules.
Ils dirent à Hookedy-Crookedy : "Qu'échangerais-tu
contre tes deux bouteilles ?
- Je voudrais les boules d'or de votre serment de mariage et vous devez
me permettre d'écrire quelque chose sur votre dos.
Ils acceptèrent. Ils donnèrent à Jack les deux boules
d'or qui étaient la marque de leur engagement et ils laissèrent
écrire Jack à même la peau nue de leurs dos. Et voilà
ce que Jack écrivit : "Cet homme est marié illégitimement",
puis il leur donna les bouteilles de Ioca ; ils les rapportèrent
au roi et Jack retourna dans son jardin.
Il ne dit rien à Rose Jaune de l'endroit où il était
allé, ni de ce qu'il y avait fait, seulement qu'il avait porté
un message pour son père. Dès que le roi eut les bouteilles,
il commanda à son armée de se préparer à la
bataille pour le lendemain.
e
lendemain à l'aube, Jack partit dans la forêt pour prendre
conseil de la jument.
Il lui demanda ce qu'il devait faire. "Jack, dit la jument, regardez
dans mon oreille gauche et prenez ce que vous y voyez." Jack regarda
dans l'oreille gauche de la jument et en sortit une grande armure de combat.
La jument lui dit de l'enfiler et de grimper sur son dos. En un éclair,
Hookedy-Crookedy fut transformé en un très beau jeune homme
impétueux. Jack, la jument et l'ours s'en allèrent tous
les trois au combat. Tous ceux qu'ils croisèrent béaient
d'admiration devant ce fier et noble cavalier qu'était devenu Jack.
La rumeur parvint au roi qu'un grand prince allait participer au combat.
Le roi vînt le trouver pour lui demander de quel côté
il allait se ranger.
- Aujourd'hui, je ne combattrai qu'aux côtés du roi d'Ecosse.
Le roi le remercia très vivement et lui dit qu'il était
sûr qu'ils seraient vainqueurs.
a
bataille s'engagea avec Jack à la tête des troupes. Jack
était sur tous les fronts, à l'est, à l'ouest, et
chaque fois qu'il abaissait son épée, l'air qu'elle déplaçait
projetait les maisons de l'autre côté du monde. Rapidement,
le roi de l'Est dut battre en retraite avec son armée bien content
d'être encore en vie. Le roi d'Ecosse proposa à Jack de l'accompagner
dans son château car il voulait donner une grande fête en
son honneur. Mais Jack refusa, il ne pouvait pas s'y rendre.
- Chez moi, personne ne sait où je suis. Je dois donc rentrer le
plus vite possible.
- Le moins que je puisse faire dans ce cas, dit le roi, est de vous offrir
un présent. Voici une nappe. Partout où vous la déploierez,
elle se couvrira de mets et de boissons de toute sorte.
Jack la prit, remercia le roi et s'éloigna sur son cheval. Il laissa
la jument et l'ours dans leur domaine de la forêt et redevînt
Hookedy-Crookedy. Il regagna son jardin. La Rose Jaune lui parla du noble
chevalier qui avait remporté la bataille pour son père.
- Bien, dit-il, c'était sûrement un noble compagnon. C'est
dommage que je n'aie pu être là, mais j'ai dû porter
un message pour le roi.
- Mon pauvre Hookedy-Crookedy, qu'auriez-vous pu faire si vous aviez été
là ?
ack
revînt trouver la jument le lendemain.
- Jack, dit-elle, regarde à l'intérieur de mon oreille gauche
et prend ce que tu y trouves.
Jack sortit de l'oreille gauche de la jument, une armure de combat galonnée
d'argent, la plus magnifique qu'il ait jamais vue. Il la revêtit
et grimpa sur le dos de la jument. Jack, la jument et l'ours s'en allèrent
tous les trois au combat. Tous ceux qu'ils croisèrent béaient
d'admiration devant ce fier et noble cavalier qu'était devenu Jack.
La rumeur parvint au roi qu'un grand prince allait participer au combat.
Le roi vînt le trouver et lui souhaita la bienvenue.
- Votre frère est venu se battre hier, dit le roi. C'est un très
vaillant et très noble compagnon. De quel côté allez-vous
combattre ?
- Je ne combattrai pour aucune autre armée que la vôtre,
lui répondit Jack.
Le roi le remercia très vivement et lui dit qu'il était
sûr qu'ils seraient vainqueurs.
a
bataille s'engagea avec Jack à la tête des troupes. Jack
était sur tous les fronts, à l'est, à l'ouest, et
chaque fois qu'il abaissait son épée, l'air qu'elle déplaçait
faisait s'envoler les forêts à l'autre bout du monde. Rapidement,
le roi de l'Est dut battre en retraite avec son armée bien content
d'être encore en vie. Le roi d'Ecosse proposa à Jack de l'accompagner
dans son château car il voulait donner une grande fête en
son honneur. Mais Jack refusa, il ne pouvait pas s'y rendre car les siens
ne savaient pas où il était et se feraient du souci tant
qu'ils ne les auraient pas rejoints.
- Le moins que je puisse faire dans ce cas, dit le roi, est de vous offrir
un présent. Voici une bourse. Vous pourrez y puiser tant que vous
voudrez et acheter ce que vous voudrez, elle ne sera jamais vide.
Jack la prit, remercia le roi et s'éloigna sur son cheval. Il laissa
la jument et l'ours dans leur domaine de la forêt et redevînt
Hookedy-Crookedy. Il regagna son jardin. La Rose Jaune vînt le rejoindre
et lui raconta la belle victoire du noble et beau chevalier, le frère
du joli compagnon de la veille, qu'il avait remportée pour son
père.
- Bien, dit Jack, cette bataille a dû être en tous points
extraordinaire. Je suis désolé de ne pas y avoir assisté,
mais j'ai dû porter un message pour votre père.
- Mais, mon pauvre Hookedy-Crookedy, c'était aussi bien ainsi car
qu'auriez-vous pu faire ?
Trois jours plus tard, le roi de l'Est, ayant retrouvé son courage,
décida de reprendre le combat. Le matin de la bataille, Jack s'en
vînt trouver la jument pour prendre ses conseils.
- Jack, dit-elle, regarde à l'intérieur de mon oreille gauche
et prends ce que tu y trouves.
ack
sortit de l'oreille gauche de la jument, l'armure de combat, la plus splendide
qu'il lui fut donné de voir. Elle était tressée de
fils d'or et possédait tous les plus beaux ornements. Il la revêtit
et grimpa sur le dos de la jument. Jack, la jument et l'ours s'en allèrent
tous les trois au combat. Le roi très vite entendit dire qu'un
prince d'une richesse extraordinaire, chevauchant une jument et accompagné
d'un ours venait pour combattre. Le roi vînt lui souhaiter la bienvenue
et lui raconta comment ses deux frères avaient en son nom, glorieusement
remporté les deux dernières victoires. Il lui demanda de
quel côté il allait se ranger.
- Je ne livrerai combat aujourd'hui qu'aux côtés du roi d'Ecosse.
Le roi le remercia très vivement et lui dit : "Nous remporterons
sûrement la victoire."
La bataille s'engagea avec Jack à la tête des troupes. Jack
était sur tous les fronts, à l'est, à l'ouest, et
chaque fois qu'il abaissait son épée, l'air qu'elle déplaçait
culbutait les montagnes à l'autre bout du monde. Rapidement, le
roi de l'Est et ceux de son armée qui étaient encore en
vie prirent leurs jambes à leur cou et ne s'arrêtèrent
de courir qu'à l'ultime extrémité du monde. Le roi
d'Ecosse vînt trouver Jack et le remercia très chaleureusement
en lui disant qu'il ne pourrait jamais rembourser la dette qu'il lui devait.
Il l'invita à l'accompagner à son château car il voulait
donner une petite fête en son honneur. Mais Jack ne pouvait pas
s'y rendre car les siens ne savaient pas où il était et
se feraient du souci pour lui.
- Mais, dit-il, mes frères et moi, nous viendrons participer à
votre fête un jour prochain.
- Quel jour viendrez-vous tous les trois ? demanda le roi.
- Un seul d'entre nous peut s'absenter pour une seule journée.
Je reviendrai demain, mon second frère après-demain et mon
troisième frère le jour d'après.
e
roi satisfait le remercia.
- Et maintenant, dit le roi, laissez-moi vous offrir ce présent.
Il lui remit un peigne qui, chaque fois qu'il se peignerait, ferait tomber
de sa chevelure des buissons d'or et d'argent et de plus, avait le pouvoir
de transformer le plus laid des hommes en l'homme le plus beau et le plus
noble.
Jack le prit, remercia le roi et s'éloigna sur son cheval. Ce jour-là
comme les jours qui avaient précédé, on remit sur
pieds les morts et les blessés grâce aux bouteilles de Ioca.
Jack laissa la jument et l'ours dans leur domaine de la forêt et
redevînt Hookedy-Crookedy. Il regagna son jardin. La Rose Jaune
vînt le rejoindre et lui raconta la merveilleuse histoire qui s'était
déroulée le jour même quand un superbe chevalier,
terrible dans sa vaillance et son courage avait remporté la victoire
pour son père. C'était le frère des deux braves qui
avaient vaincus les jours précédents.
- Bien, dit Jack, ce sont sûrement de fameux guerriers. J'avais
espéré pouvoir être là, mais j'ai dû
m'absenter toute la journée. J'avais un message à porter
pour votre père.
- Oh, mon pauvre Hookedy-Crookedy, c'était aussi bien ainsi car
qu'auriez-vous pu faire ?
e
lendemain, quand l'heure du dîner fut proche, il se rendit dans
la forêt et enfila l'armure qu'il avait portée la veille,
monta la jument et se rendit au château. Toutes les portes en étaient
fermées. Il amena la jument au pied des murailles qui mesuraient
neuf miles de haut et la fit sauter par-dessus.
Le roi réprimanda les gardes des portes, mais Jack dit que c'était
une broutille qui ne lui avait causé aucun tort pas plus qu'à
sa jument. Après le repas, le roi lui demanda ce qu'il pensait
de ses deux filles et de leurs maris. Jack dit qu'ils étaient très
sympathiques et lui demanda s'il n'avait pas d'autres enfants. Le roi
lui répondit qu'il avait encore une fille, la cadette, mais que
comme elle avait repoussé tous les prétendants qu'il lui
avait proposés, il l'avait bannie de sa vue. Jack dit qu'il aurait
aimé la rencontrer. Le roi dit qu'il ne souhaitait pas la revoir
mais qu'il ne pouvait refuser à Jack cette requête ; il envoya
chercher la Rose Jaune. Jack lui fit un peu la conversation et utilisa
tous les artifices pour la séduire, mais, de toute évidence,
elle ne reconnut pas en ce noble Jack le laid petit Hookedy-Crookedy.
Il lui dit qu'on lui avait rapporté qu'elle avait eu le très
mauvais goût de tomber amoureuse d'un affreux petit bonhomme tout
tordu qui travaillait dans le jardin de son père.
- J'ai un noble caractère, je suis un prince qui a du bien et je
me donnerai à vous ainsi que tout ce que je possède si vous
vous contentez de dire que vous m'acceptez pour époux.
lle
fut furieuse de se voir injuriée de la sorte et le lui montra très
vite.
- Je ne resterai pas un instant de plus assise ici à écouter
un homme qui insulte celui que j'aime.
Et elle se leva pour partir.
- J'aime beaucoup votre caractère ; aussi avant que vous ne partiez,
je vais vous faire un petit cadeau." Il lui montra la nappe. "Si
vous épousez Hookedy-Crookedy, aussi longtemps que vous posséderez
cette nappe, vous ne manquerez ni des mets, ni des boissons les meilleurs."
Les deux autres sœurs essayèrent de s'emparer de la nappe,
mais Jack la tenait fermement et les mit dehors.
e jour suivant, Jack portait la même armure que celle qu'il avait lors de la seconde bataille. Il dut à nouveau faire sauter la jument par-dessus les murailles. Le roi se mit à nouveau en colère contre la garde des portes, mais Jack minimisa ce fait en disant que ce n'était pas grave. Après le repas, le roi lui demanda ce qu'il pensait de ses deux filles et de leurs maris. Jack dit qu'ils étaient très sympathiques et lui demanda s'il n'avait pas d'autre fille. Le roi lui dit : "Je n'en ai pas d'autre, ou plutôt j'en ai une qui ne fait rien de ce que je lui demande et qui est amoureuse d'un affreux petit bonhomme contrefait qui travaille dans mon jardin. Je lui ai ordonné de ne plus jamais se présenter devant moi." Jack dit qu'il aimerait beaucoup la rencontrer. Le roi lui dit que pour s'acquitter de sa dette, il consentait à revenir sur sa décision et acceptait qu'elle vienne. Ainsi la Rose Jaune fut introduite dans la pièce et Jack lui fit un brin de conversation. Il fit tout ce qu'il put pour la rendre amoureuse de lui, fit valoir ses grandes richesses et ses nombreux biens et les lui offrit à condition qu'elle l'épouse. Elle pourrait ainsi vivre le restant de ses jours dans le luxe, la facilité et le bonheur, ce qu'elle ne pourrait jamais obtenir avec Hookedy-Crookedy.
ais
la Rose Jaune en fut très irritée : "Je ne veux pas
rester plus longtemps ici à écouter de tels discours"
et elle se leva pour s'en aller.
- J'aime beaucoup votre caractère ; aussi avant que vous ne partiez,
je vais vous faire un petit cadeau." Il lui montra la bourse. "Chaque
jour de votre vie aux côtés d'Hookedy-Crookedy, vous n'aurez
jamais besoin d'argent, car cette bourse ne sera jamais vide." Ses
sœurs essayèrent de s'en emparer, mais Jack les poussa dehors.
Jack ramena la jument dans sa forêt.
uand
il revînt dans le jardin, il était à nouveau Hookedy-Crookedy
et prétendit qu'il avait servi de messager au roi.
Le troisième jour, il retourna encore dans la forêt. Il réenfila
l'armure qu'il portait lors de la première bataille et quand il
fut devant les murailles du château, il dut à nouveau faire
sauter la jument par-dessus. Le roi réprimanda les gardes des portes
et Jack lui dit que cela n'avait pas d'importance et que ce n'était
qu'un détail pour lui et pour sa jument.
ls
firent à nouveau un banquet le soir et au cours de la discussion
qui suivit, le roi lui demanda s'il aimait ses deux filles et leurs maris.
Il déclara qu'ils les aimaient beaucoup et demanda s'il n'y avait
pas une autre fille. Le roi lui dit que non exceptée une demi-folle,
une écervelée qui ne faisait pas ce qu'il lui demandait
mais qui s'était amourachée d'un affreux petit bonhomme
contrefait qui travaillait dans son jardin. Il ne voulait plus la voir.
Jack dit :
- J'aimerais beaucoup rencontrer cette jeune fille.
Le roi dit qu'il ne pouvait rien lui refuser ; il envoya chercher Rose
Jaune. Quand elle fut là, Jack entama la conversation avec elle
et fit tout ce qui était en son pouvoir pour qu'elle tombe amoureuse
de lui. Mais cela fut inutile. Il fit valoir sa grande richesse et ses
nombreux biens et lui dit que si elle acceptait de l'épouser, tout
cela serait à elle et que jusqu'à la fin de sa vie, elle
serait la plus heureuse des femmes. Par contre, si elle persistait à
préférer Hookedy-Crookedy, elle aurait un époux affreux
et ne serait jamais libre de faire ce qu'elle voulait.
i
la Rose Jaune avait été irritée les deux journées
précédentes, ce ne fut rien à côté du
bouillonnement de rage qu'elle ressentit alors. Elle dit qu'elle ne voulait
pas en entendre davantage, qu'à ses yeux Hookedy-Crookedy était
bien plus noble et bien plus beau que lui ou que n'importe quel fils de
roi, que s'il était dix fois plus beau et cent fois plus riche,
elle n'échangerait pas le petit doigt d'Hookedy-Crookedy contre
lui, toutes ses richesses et tous ses biens et elle se leva pour s'en
aller.
- J'aime beaucoup votre caractère et j'aimerais vous offrir ce
petit cadeau. C'est un peigne. Chaque fois que vous l'utiliserez, de votre
chevelure sortiront des buissons d'or et d'argent et de plus, il fera
de l'homme le plus laid, le plus beau du monde.
Quand ses sœurs entendirent cela, elles se précipitèrent
sur elle pour lui arracher le peigne mais Jack les repoussa si violemment
que leurs époux lui sautèrent dessus. D'un revers de la
main, Jack assomma les deux maris qui s'écroulèrent évanouis
sur le sol. Le roi se mit en colère et lui dit :
- Comment osez-vous lever la main sur les deux hommes les plus purs et
les plus courageux du monde entier ?
- Pur et courageux, laissez-moi rire, dit Jack. Ils ne valent pas plus
cher l'un que l'autre et ne méritent même pas d'être
vos gendres !
- Comment osez-vous dire cela ?
- Déshabillez-les et voyez vous-même leurs dos.
Le roi vit alors qu'il y était écrit "Cet homme est
marié illégitimement".
- Qu'est-ce que cela signifie ? demanda le roi. Ils sont mariés
légitimement à mes filles et en possèdent les preuves
en or.
Jack sortit de sa poche les boules d'or et les tendit au roi.
- C'est moi qui les ai.
a
Rose Jaune était retournée dans son jardin pendant l'altercation.
Jack fit asseoir le roi et lui raconta toute l'histoire, en particulier
comment il s'était procuré les boules d'or. Il lui raconta
comment il était devenu Hookedy-Crookedy. Il lui rapporta que la
plus jeune de ses filles dont le roi pensait tant de mal avait refusé
d'échanger Hookedy-Crookedy contre celui qu'elle avait cru être
un riche prince. Le roi, vous pouvez en être sûr, était
maintenant plus que jamais prêt à lui accorder tout ce qu'il
désirait. Deux gouttes de Ioca réveillèrent les deux
fils de roi et à la demande de Jack, on les autorisa à partir
pour vivre où ils voulaient. Jack raccompagna la jument dans sa
forêt et revînt dans le jardin sous l'apparence d'Hookedy-Crookedy.
Il raconta à la Rose Jaune qu'il avait été récolter
des airelles.
- Oh, dit-elle, j'ai quelque chose pour vous. Laissez-moi vous peigner.
Hookedy-Crookedy posa sa tête sur ses genoux. De sa chevelure, sortit
un buisson d'or et d'argent et quand il se redressa, ce n'était
plus Hookedy-Crookedy qu'elle avait devant elle mais le beau prince qui,
par trois fois, avait essayé de gagner son cœur dans le salon
de son père. Jack lui raconta alors toute son histoire que Rose
Jaune, enchantée, écouta avec délice.
ls
se marièrent peu de temps après. Le mariage dura une année
et un jour. Pour accompagner la noce, il y avait cinq cents violoneux,
cinq cents joueurs de flûte et mille joueurs de fifres et le dernier
jour fut plus beau que le premier.
Peu de temps après leur mariage, Jack et son épouse sortirent
un jour pour faire une petite promenade à pied. Ils croisèrent
une très belle jeune femme. Jack la salua très courtoisement,
mais elle répondit à peine.
- Vos manières n'ont pas la qualité de votre apparence,
lui dit Jack.
- Aussi mauvaises soient-elles, elles sont meilleures que votre mémoire,
Hookedy-Crookedy.
- Que voulez-vous dire ?
Elle fit signe à Jack de s'approcher et lui dit :
- Je suis la jument qui fut si bonne pour vous. L'enchantement auquel
j'étais soumise est maintenant levé. L'ours était
mon frère, mais lui aussi a retrouvé son enveloppe humaine.
J'avais espéré que vous m'épouseriez, mais je vois
que vous m'avez très rapidement oubliée. Cela n'a plus d'importance
maintenant. Je ne pourrais vous souhaiter une plus jolie et une meilleure
épouse que celle qui est à vos côtés. Rentrez
à votre château, soyez heureux et vivez bien. Je ne vous
reverrai plus et vous ne me trouverez plus jamais sur votre route.
Contes de fées du Donegal (Ulster) par Seumas MacManus
13. L'amour caché (Félix Arvers 1806-1850)
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère
(Mes heures perdues)